Lettre au Premier Ministre
Rouyn-Noranda, le 27 janvier 2005
M. Jean J. Charest
Premier ministre
Édifice Honoré-Mercier
835, boul. René-Lévesque Est, 3e étage
Québec (Québec)
G1A 1B4
Monsieur le Premier Ministre,
La commission Coulombe vient de déposer son rapport sur
l’état de notre forêt. Nous vous savons gré
de l’avoir instituée et maintenue dans un esprit d’indépendance
et de rigueur intellectuelles hors du commun. Le constat général
auquel la commission en est arrivé est on ne peut plus clair
:notre forêt est surexploitée. Soyez assuré,
monsieur le Premier Ministre, que les citoyens du Québec,
du coeur des forêts jusqu’au coeur des villes, en sont
troublés.
Les recommandations qu’on propose d’appliquer pour
la restaurer, cette forêt, valent pour ce que votre gouvernement
en fera. Nous en convenons, un moment de réflexion est nécessaire
non pas seulement pour les ministères concernés mais
pour nous tous. Car il ne faut jamais perdre de vue que cette richesse
est collective et que nous en avons simplement confié la
gestion à l’état. Telle est la loi. Le temps
est venu, nous pensons, de faire l’évaluation de cette
gestion.
Si la commission d’étude a constaté l’état
déplorable de notre ressource, elle n’en a pas pour
autant expliqué les raisons. Seule une enquête publique
pourrait le faire. Ce n’est qu’en connaissant ces causes
que les recommandations de la commission pourront être appliquées
avec succès.
Depuis le tout début du nouveau régime forestier,
en 1987, des voix, des groupes, des nations autochtones, puis les
trois-quarts de la population se sont offusqués du fait que
l’industrie forestière réussissait à
s’approvisionner comme elle l’entend au détriment
de ceux qui conçoivent un territoire comme étant autre
chose qu’un simple réservoir de mètres cube
de bois. La commission Coulombe vient de préciser où
cela nous a conduit : à de graves déséquilibres
écologiques. Aussi, le chômage régional ira
s’intensifiant car la fabrication massive de produits bas
de gamme (papier, deux par quatre) épuise nos forêts
et nous fragilise face à la concurrence internationale. Nous
le voyons actuellement.
Les gouvernements successifs, libéraux et péquistes,
ont cautionné cette dérive qui s’apparente à
un cover-up savamment entretenu par la haute direction du ministère
responsable des forêts. Comment expliquer, en effet, qu’en
quelques mois une commission ait pu démontrer qu’on
abusait de la ressource – comme le craignait la vérificatrice
générale du Québec en 2002 - alors que le ministère,
tout équipé qu’il soit, n’a rien vu en
quinze ans?
Lors du dépôt du rapport Coulombe, le 14 décembre
dernier, cette équipe, qui a officiellement failli à
la tâche d’assurer le renouvellement de notre forêt,
qui a toujours claironné qu’elle le faisait, qui, à
ce qu’il semble aujourd’hui, désinformait ses
propres ministres, elle n’a même pas eu la décence
de démissionner. Une entreprise privée ordinaire en
aurait disposé de façon beaucoup plus expéditive.
Souhaitons qu’il ne s’agisse ici que d’un cas
d’incompétence. Encore une fois, une enquête
publique pourrait le déterminer.
Le fait que la commission ait proposé d’encadrer cette
haute direction par non pas un, mais deux vérificateurs,
en dit long sur le degré de confiance qu’elle lui accorde.
Que la commission ait de plus suggéré la formation
d’un comité de transition pour réaliser les
urgentes réformes qui s’imposent signifie qu’elle
estime que le ministère n’a plus la crédibilité
nécessaire pour entreprendre lui-même ce travail.
Nous vous demandons, monsieur le Premier Ministre, de remplacer
immédiatement cette haute direction par une équipe
plus soucieuse
du bien public.
La commission a bien ciblé l’avenue sur laquelle notre
foresterie doit s’engager sous peine de s’éclipser
pour longtemps. Désormais, selon le souhait de la commission,
la capacité de production des usines ne déterminera
plus le volume de bois récoltable à chaque année.
L’industrie achètera ce que la nature peut produire
sans perdre de ses qualités et devra partager cette ressource
avec les autres utilisateurs de la forêt, dûment munis
de droits, cette fois-ci. Il reviendra à l’industrie
de mieux transformer le bois qu’on lui offrira. (La seule
utilisation de l’écorce, aujourd’hui gaspillée,
procurerait 250 emplois en Abitibi si on en faisait des panneaux
agglomérés avec colle résineuse naturelle!)
Ce changement majeur d’orientation, écologique et
social, implique que le ministère de
l’Environnement doit reprendre les prérogatives qui
lui ont été enlevées au fil des ans dans le
but non-avoué de faciliter l’approvisionnement quasi
inconditionnel de la ressource aux compagnies. Ce ministère
détient toute l’information bio-physique du territoire
et peut le mieux, évaluer les impacts que la foresterie industrielle
exerce sur nos écosystèmes et proposer une planification
intégrée. En effet, comme la commission Coulombe préconise
une approche écosystémique de la gestion forestière,
et que d’autre part votre gouvernement vient tout juste d’officialiser
une politique de développement durable, il va de soi que
le ministère de l’Environnement doit maintenant être
impliqué au plus haut niveau dans le processus de renouvellement
du régime forestier.
Votre ministre responsable des forêts est en train de constituer
un comité de mise en oeuvre des recommandations de la commission
Coulombe. Nous ne savons pas encore de qui il sera formé
mais nous vous demandons de vous assurer que sa composition et son
mandat incarnent et reflètent bien le virage écosystémique
proposé par le rapport de la commission. En outre, nous imaginons
difficilement que les groupes de défense de la forêt
n’aient pas une place raisonnable dans ce comité.
À court terme, et avant que la haute direction du secteur
forêt du ministère des Ressources naturelles ne procède
à une vente de feu de ce qui nous reste de ressource naturelle
forestière, nous vous prions, monsieur le Premier Ministre,
de faire en sorte que des mesures préventives soient appliquées
le plus tôt possible :
A. Foresterie
??Quand le sol n’a pas la capacité portante d’accueillir
la machinerie en été, limiter la coupe de bois en
forêt boréale à la période hivernale.
Des cartes existent à cet effet.
??Le respect, en tout temps, de la dynamique naturelle des écosystèmes.
??La prise en charge exclusive du mesurage du bois et du martelage
par le gouvernement.
??La fin des pénalités aux entreprises forestières
qui ne couperaient pas, pour des fins
écologiques, tout le bois qui leur est annuellement alloué
(bandes riveraines, séparateurs decoupe, etc…)
B. Protection
??La mise en réserve immédiate de 12% de cette forêt
en vue de l’instauration d’aires
protégées et ce, conformément à l’engagement
de votre gouvernement.
??La mise en réserve d’un autre 12% comme marge de
manoeuvre pour absorber les futurs problèmes reliés
aux perturbations naturelles et climatiques ou aux éventuelles
erreurs de calculs forestiers.
C. Politique forestière
??Le rapatriement de la gestion de la faune et des parcs au ministère
de l’Environnement. Pour que, entre autre, l’eau et
les poissons ainsi que les grandes aires protégées
se retrouvent au sein du même ministère.
??La mise sur pied d’un inventaire des aménagements
forestiers alternatifs viables dont
plusieurs modèles existent déjà au Québec
(forêt habitée, métayage, …).
??La comptabilisation de notre capital-nature (faune, flore, sol)
pour obtenir le portrait réel de notre patrimoine et estimer
ainsi la juste valeur des arbres.
??L’ouverture des négociations, étendues à
l’ensemble des premières nations du Québec,
en vue d’établir une co-gestion équitable des
ressources forestières.
??La création d’un fonds spécial, financé
par l’état et l’industrie, pour permettre le
transfert d’emplois vers des secteurs assurant une meilleure
diversification des activités forestières.
En tant que premier garant de notre patrimoine forestier, nous
espérons, monsieur le Premier Ministre, que vous exercerez
une tutelle bienveillante mais rigoureuse sur le déroulement
de ces travaux.
Parallèlement, il serait hautement souhaitable que vous
entamiez dès maintenant les procédures en vue de l’institution
d’une enquête publique pour les questions que la commission
Coulombe n’a pu aborder, par restriction de mandat. (Nous
pourrions ainsi savoir, entre autre, combien de bois nous nous sommes
fait voler depuis quinze ans. Notre estimation tourne autour de
20%, ce qui représente trois années d’approvisionnement
gratuit.) Pour notre part, nous inciterons toute la population à
défendre ses forêts, une par une, pour que la coupe
d’un seul arbre soit désormais justifiée face
à nos filles et fils, et à nous mêmes.
Merci de l’attention que vous porterez à cette requête,
Richard Desjardins
Vice-président
Action boréale de l’Abitibi-Témiscamingue
c.c. M. Sam Hamad, ministre des Ressources naturelles, de la Faune
et des Parcs
M. Pierre Corbeil, ministre délégué aux Forêts,
à la Faune et aux Parcs
M. Thomas J. Mulcair, ministre de l’Environnement
Haut de la page
Page précédente Page
suivante
|